Âgé de cinq ou six ans, je fus victime d'une agression. Je veux dire que je subis dans la
gorge une opération qui consista à m'enlever les végétations [1]; l'intervention eut lieu d'une
manière très brutale, sans que je fusse anesthésié. Mes parents avaient d'abord commis la
faute de m'emmener chez le chirurgien sans me dire où ils me conduisaient. Si mes
souvenirs sont justes, je m'imaginais que nous allions au cirque ; j'étais donc très loin de
prévoir le tour sinistre que me réservaient le vieux médecin de la famille, qui assistait le
chirurgien, et ce dernier lui-même. Cela se déroula, point par point, ainsi qu'un coup monté et
j'eus le sentiment qu'on m'avait attiré dans un véritable guet-apens. Voici comment les
choses se passèrent: laissant mes parents dans le salon d'attente, le vieux médecin
10 m'amena jusqu'au chirurgien, qui se tenait dans une autre pièce en grande barbe noire et
blouse blanche (telle est, du moins, l'image d'ogre que j'en ai gardé): j'aperçus des
instruments tranchants et, sans doute, eus-je l'air effrayé car, me prenant sur ses genoux, le
vieux médecin dit pour me rassurer: «Viens, mon petit coco! On va jouer à faire la cuisine.
À partir de ce moment, je ne me souviens de rien, sinon de l'attaque du chirurgien qui
15 plongea un outil dans ma gorge, de la douleur que je ressentis et du cri de bête qu'on éventre
que je poussai. Ma mère, qui m'entendit à côté, fut effarée.
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Ce souvenir est, je crois, le plus pénible de mes souvenirs d'enfance. Non seulement
je ne comprenais pas que l'on m'eût fait si mal, mais j'avais la notion d'une duperie [2], d'un
piège, d'une perfidie [3] atroce de la part des adultes, qui ne m'avaient amadoué que pour se
livrer sur ma personne à la plus sauvage agression. Toute ma représentation de la vie en est
restée marquée : le monde, plein de chausse-trappes [4], n'est qu'une vaste prison ou salle
de chirurgie ; je ne suis sur terre que pour devenir chair à médecins, chair à canons, chair à
cercueil; comme la promesse fallacieuse [5] de m'emmener au cirque ou de jouer à faire la
cuisine, tout ce qui peut m'arriver d'agréable en attendant n'est qu'un leurre, une façon de me
dorer la pilule pour me conduire plus sûrement à l'abattoir où, tôt ou tard, je dois être mené.